Analyse et explication des cas de discrimination
1. Avant-propos
L’année 2020 a fortement été marquée par la pandémie du COVID-19: la plus grande crise de l’après- guerre a touché d’innombrables personnes physiquement, économiquement et psychologiquement, et ce en Suisse également. Les crises économiques et sociales, comme l’histoire nous l’a démontré, constituent souvent un terrain propice à l’hostilité contre les minorités. C’est ainsi que l’année dernière, la crise du coronavirus a parfois été exploitée à des fins politiques: les personnes issues de la migration sont devenues des boucs émissaires, quand certains médias et politiciens ont rapporté que la plupart des lits d’hôpitaux étaient occupés «par des migrants ou des personnes issues de la migration». On observe un nombre croissant de déclarations xénophobes contre des citoyens et citoyennes suisses naturalisées dans l’arène politique, bien que la distinction entre les citoyens suisses naturalisés et les titulaires d’un passeport suisse depuis leur naissance ne soit pas pertinente sur le plan juridique et socio-politique.
En temps de crise, les gens ont tendance à chercher un coupable et sont donc plus sensibles aux fantasmes de conspiration, ceux-ci fournissant des réponses en apparence simples (et des supposés coupables) à des événements mondiaux complexes. Rien de surprenant qu’au cours de la pandémie, de nouveaux mythes de conspiration se rabattent sur des stéréotypes ancestraux et les rendent à nouveau socialement acceptables. Cette évolution est inquiétante: selon une étude récente de la Haute école spécialisée zurichoise (ZHAW), déjà avant le coronavirus, jusqu’à 30 % de la population suisse était réceptive aux fantasmes de conspiration. Le problème est que les théories de conspiration peuvent être un portail d’accès à la radicalisation.
Bien souvent, les fantasmes de conspiration contiennent des narratifs antisémites. Leur diffusion a connu une grande croissance en 2020 (plus d’informations à ce sujet dans le chapitre «Antisémitisme»). Des mouvements comme le QAnon des Etats-Unis, répand d’aberrantes histoires d’une prétendue « élite secrète » qui asservirait de jeunes enfants et boiraient leur sang, se mélangent à des légendes antisémites classiques comme celle du meurtre rituel. Aujourd’hui, de tels mouvements bénéficient en Suisse également, d’un nombre d’adeptes croissant et de plus en plus radical.
Sur le thème principal de la fondation GRA de cette année, «Les fantasmes de conspiration», spécialiste en communication Lisa Schwaiger et le conseiller national Cédric Wermuth commentent ci-dessous. Lisa Schwaiger est assistante à l’Institut des études de communication et de la recherche sur les médias (IKMZ) de l’Université de Zurich. De plus, elle est également active au fög,département de recherche opinion publique et société de l’Université de Zurich. En tant que membre du Conseil national et co-président du PS Suisse, Cédric Wermuth s’oppose activement au racisme, à l’antisémitisme et aux fantasmes de conspiration au narratif antisémite.
L’année 2020 a également été marquée par la mort violente de l’Afro-Américain George Floyd, conférant une ampleur mondiale au mouvement «Black Lives Matter» et accordant à ce thème en Suisse également une importance rarement vue. Avec le mouvement «Black Lives Matter», un important débat a été lancé dans notre pays également sur la manière dont la société traite les préjugés et la discrimination raciste et comment elle devrait les traiter à l’avenir. L’intérêt accru du public entraîne automatiquement une plus grande sensibilisation. Ainsi, la chronologie des incidents racistes de la GRA sont également plus nombreux que les années précédentes et davantage de personnes ont signalé des incidents racistes à la GRA.
2. Chronologie 2020
La chronologie des incidents racistes, que la GRA tient à jour en permanence avec la société pour les minorités en Suisse (GMS) sur www.gra.ch/fr/chronologie, a enregistré en 2020 un total de 62 incidents racistes ou antisémites publiés dans toute la Suisse par les médias.
La chronologie n’a pas la prétention d’être statistiquement exhaustive, car elle ne couvre que les incidents racistes publiés par les médias en Suisse et n’inclut pas les incidents signalés directement à la GRA (pour plus d’informations, voir «Rapports racistes»). En Suisse alémanique, les incidents racistes sont recueillis et évalués non seulement par la GRA, mais aussi par d’autres centres de conseil, comme la Commission fédérale contre le racisme (CFR) (vgl. network- racism.ch/fr/accueil.html et www.ekr.admin.ch/f112.html).
Il est probable que le nombre d’incidents racistes non rapportés soit resté élevé en 2020. Les incidents sont à peine signalés aux autorités compétentes, ne parlons pas de porter plainte. Plus les points de contact (publics et privés) attirent l’attention du public, plus le nombre d’incidents signalés est élevé.
Le fait que le nombre d’incidents dans la chronologie de 2020 ait considérablement augmenté par rapport aux années précédentes a différentes causes: comme mentionné auparavant, le mouvement «Black Lives Matter» a certainement joué un rôle, touchant la Suisse également et sensibilisant plus de personnes au racisme quotidien, mettant ainsi en lumière davantage d’incidents racistes. De plus, depuis le début de l’année 2020, la chronologie de la GRA a également enregistré des incidents concernant la communauté LGBT. En 2020, le peuple a approuvé une extension du code pénal antiraciste. Depuis 2020, les déclarations et actions homophobes ont donc également été incluses dans la chronologie des incidents racistes. En 2020, plusieurs insultes verbales, menaces et actes de violences contre des personnes LGBT en pleine rue ont été recensées.
De plus, la pandémie du coronavirus et les mesures associées ont attiré des critiques qui ne sont pas antagonistes aux narratifs antisémites, ce qui s’est reflété dans la chronologie.
Radicalisme de droite/Extrémisme
Dans le monde entier, l’extrémisme de droite et les attaques qui en découlent sont en augmentation. Depuis 2014, partout dans le monde, les actes de violences d’extrême droite ont plus que doublé. Bien qu’aucun acte de violence d’extrême droite grave n’ait été commis en Suisse ces dernières années ou en 2020, il faut dire que la scène locale est cependant active et très bien connectée, comme le confirment également les experts en Suisse. La mise en réseau se fait principalement par le biais des réseaux sociaux, grâce auxquels les membres peuvent former une communauté dans le monde entier. En termes d’extrémisme de droite, la Suisse n’est pas une île et constitue une partie importante du réseau mondial. Après de nombreuses apparitions publiques dans les années 2000, la scène se déplace d’une part vers l’Internet; d’autre part elle surgit toutefois encore sporadiquement, l’année dernière en particulier, avec des apparitions occasionnelles corrélées à des manifestations anti-coronavirus. En raison de la crise du coronavirus, des groupes d’extrême droite se manifestent de plus en plus, se mêlant aux sceptiques du coronavirus. En Suisse cependant, il s’agit plutôt d’acteurs individuels, la scène n’est pas comparable à celle de l’Allemagne. Néanmoins, le nombre d’entrées dans la chronologie reste constamment élevé. En 2020, se sont surtout des Chats au contenus antisémites devenus publics, de même que des graffitis, une campagne d’autocollants au contenu antisémite et des vidéos de groupes dissidents d’extrême droite se montrant dans les médias sociaux, entre autres, lors d’entraînements au combat et diffusant de la propagande néonazie.
En Suisse, les groupes extrémistes ont tendance à opérer plus discrètement qu’à l’étranger ou ils se manifestent dans les médias sociaux essayant de recruter des personnes par ce biais plutôt que par des actes de violence. Comme l’explique Dirk Baiera, chercheur sur l’extrémisme à la ZHAW, on peut supposer que la pandémie de coronavirus a provoqué une augmentation du nombre de groupes de droite dans le monde. Cela est dû à la circulation des théories de conspiration, contenant un élémentxénophobe: «Par exemple, la création d’un rapport à des récits antisémites, correspondant à la vision du monde de l’extrémisme de droite».
Comme le confirme le Service de Renseignement de la Confédération (SRC) dans son rapport de situation, les arts martiaux sont pratiqués dans la scène en question et des armes fonctionnelles sont disponibles. Selon les experts, le plus grand risque d’une attaque d’extrême droite en Suisse est représenté par les individus agissant seuls, ayant des convictions d’extrême droite mais aucune affiliation ferme avec des groupes d’extrémistes violents établis.
Antisémitisme
Comme l’écrit la Fédération Suisse des Communautés Juives (FSCI) dans son rapport sur l’antisémitisme en 2020 qu’elle publie en collaboration avec la GRA, le nombre d’incidents antisémites en Suisse est resté stable à un faible niveau. Il n’y a eu aucune agression et un seul cas de dommages matériels a été signalé. Cependant, ces chiffres doivent être pris avec précaution: en ligne, c’est-à-dire sur les médias sociaux tels que Facebook et Twitter ou sur les services de messagerie tels que Telegram, les propos antisémites se répandent largement.
Une étude publiée cet été par la ZHAW en collaboration avec la GRA révèle que l’antisémitisme en Suisse, qu’il soit en ligne ou hors ligne, a un impact direct sur la vie juive en Suisse. Selon l’étude, l’antisémitisme est perçu comme un problème en Suisse par environ la moitié des personnes interrogées. Pour ce qui est de la discrimination antisémite dans la vie quotidienne, 16,2 % des personnes interrogées déclarent avoir vécu au moins une expérience au cours des 12 derniers mois. Il est particulièrement tragique de constater que presque chaque cinquième personne interrogée déclare avoir déjà évité certains lieux et événements par crainte d’une attaque antisémite. Lire le rapport complet ici ( https://www.gra.ch/wp-content/uploads/2020/07/200702-zhaw- antisemitismus-studie.pdf) en allemand.
«Black Lives Matter»
Les incidents racistes et la discrimination en Suisse touchent principalement les personnes noires, qui sont victimes d’insultes et d’autres attaques verbales. En 2020, un certain nombre de cas de racisme anti-Noir, ont été recensés lors de matchs de football, des joueurs ont été hués, sifflés et verbalement agressés. De plus, il y a eu également des cas de racisme quotidien de la part des autorités ou des prestataires de services publics.
En 2020, le mouvement Black Lives Matter a également marqué la Suisse: le débat dit de la «tête de maure» sur l’utilisation appropriée des termes discriminatoires a fait polémique durant l’été 2020 et a mis en lumière le manque de sensibilité de la société majoritaire à l’égard de ce sujet. Les statistiques du site internet de la GRA montrent également à quel point le débat a marqué la Suisse. Plus de 43 000 fois, l’entrée correspondante dans le glossaire est cliquée. Au cours du débat, des célébrités à la peau foncée se sont prononcées publiquement en grand nombre sur leur vécu face au racisme en Suisse.
Le profilage racial devrait également être mentionné dans le contexte de la discussion «Black Lives Matter». Le profilage racial désigne une action des agents de police, de sécurité, d’immigration et des douanes, fondée sur des stéréotypes et des caractéristiques extérieures, selon laquelle une personne est jugée suspecte sur la base de critères tels que l’ethnicité, la religion ou l’origine nationale, plutôt que sur la base de soupçons concrets. En Suisse également, le profilage racial a été un sujet récurrent dans les médias l’année dernière. L’automne dernier, le tribunal administratif de Zurich a rendu un jugement, susceptible de faire figure de référence, en faveur d’un homme à la peau foncée, qui luttait depuis des années contre un contrôle de police illégal en 2015. Bien que le tribunal ait écrit dans la justification de la sentence que «les contrôles de police ne peuvent être effectués sans motif», il n’a cependant pas pris position sur l’allégation de profilage racial. La question de savoir si le contrôle avait été basé uniquement sur la couleur de la peau est restée sans réponse de la part du tribunal, puisque la plainte devait de toute façon être acceptée dans son intégralité. Il n’en reste pas moins que les centres de conseil pour les victimes de racisme continuent de signaler régulièrement des plaintes pour profilage racial. Ces organisations exigent à présent la création d’un organisme de réclamation indépendant pour les victimes de profilage racial ainsi qu’un travail de sensibilisation plus important lors de la formation de la police.
Islamophobie
En 2020, comme aussi dans les années précédentes, des incidents isolés de discrimination antimusulmane ont eu lieu, principalement à l’encontre des femmes portant le hijab ou le foulard; notamment des insultes verbales et des discriminations lors de la recherche d’un emploi, comme dans le cas rapporté dans les médias d’une jeune femme ayant grandi en Suisse et n’ayant pas pu trouver d’apprentissage pendant des années malgré de bonnes notes à l’école à cause de son foulard.
Rapports racistes
En parallèle aux incidents racistes rapportés par les médias, en 2020, de nombreux cas ont également été signalés directement à la GRA, par le biais du site Internet de la GRA, par courriel ou par téléphone. S’agissant principalement de discrimination lors de la recherche d’un emploi ou d’un apprentissage, d’insultes racistes entre voisins ou dans la rue, sur Internet et dans les chats WhatsApp.
Racisme dans les écoles
Pour ce qui est des rapports racistes, le racisme dans les écoles est également un thème récurrent. Ici aussi, des Chats (de classe) avec des transgressions racistes ou antisémites (blagues hitlériennes et croix gammées) ont eu lieu dans la majorité des cas, mais dans certains cas également du harcèlement à motivation raciste. Comme le racisme et l’antisémitisme sont un problème récurrent dans les écoles et sont également mentionnés par d’autres organismes de signalement comme un lieu central de discrimination, la GRA travaille actuellement sur un nouveau projet éducatif pour les écoles secondaires. Cette offre éducative s’adresse aux élèves particulièrement engagés souhaitant approfondir les thèmes du racisme et de l’antisémitisme. Les connaissances acquises sont ensuite retransmises dans les écoles, où les élèves peuvent fournir une assistance ciblée en cas d’incidents racistes et stimuler de manière proactive le discours en faveur d’une culture scolaire tolérante et non-discriminatoire. Le projet est soutenu financièrement par la Confédération et devrait démarrer au cours du second semestre 2021.
Hate Speech
Avec la pandémie, une grande partie de notre vie s’est déplacée vers l’Internet. Il n’est donc pas surprenant que la haine contre les minorités se soit déplacée elle aussi vers ces plateformes en ligne. Des discours antisémites sont partagés dans des groupes de discussion sur Telegram. Même si ces messages de haine sont alimentés par une proportion relativement faible, leur audience dans ces groupes est relativement importante, comptant parfois plus d’un millier de participants. Les chances, que ces théories absurdes atteignent également ce que l’on appelle le cœur de la société, augmentent donc.
Le zoombombing est une preuve supplémentaire de la façon dont la pandémie ouvre de nouvelles portes d’entrée pour les messages de haine. Le zoombombing est une intrusion perturbatrice lors de vidéoconférences, qui en plus des scènes glorifiant la violence, diffuse également des obscénités antisémites et racistes par les haut-parleurs et les écrans, laissant les participants complètement déconcertés. Les pirates étant bien organisés et agissant en groupe, la seule façon de s’en sortir est souvent d’interrompre la diffusion en direct. Quand un peu plus tard, le FBI émettait un avertissement officiel en mars, le fait que ce phénomène soit bien plus qu’une simple farce est clairement ressorti. Plusieurs attaques Zoom de ce type à caractère antisémite ont également eu lieu en Suisse.
Compte tenu de ces derniers développements et de l’importance croissante du Hate Speech, le Service de lutte contre le racisme (SLR) soutiendra donc des projets contre le racisme sur Internet dans les années à venir. L’objectif étant de sensibiliser le grand public à cette question, de développer des mesures de prévention et d’étendre ainsi que de professionnaliser le réseau de conseil et d’intervention.
En conclusion
Des crises telles que la pandémie de coronavirus risquent de renforcer les dynamiques discriminatoires déjà existantes et d’imputer la responsabilité de la crise actuelle à une minorité particulière. Au cours des derniers mois, de nombreuses déclarations racistes, discriminatoires et insultantes à l’encontre de minorités en Suisse ont ainsi été révélées. Ce qui est clair, c’est que le ton du débat public, en ligne et hors ligne, est resté aiguisé au cours de l’année dernière.
Les événements de 2020 ont également montré que la Suisse ne reconnaît toujours pas que le racisme existe aussi ici et que celui-ci ne se manifeste pas uniquement par des cas extrêmes comme le radicalisme de droite ou des tueries de Noirs aux États-Unis. Le racisme a de nombreuses facettes et se manifeste également dans la vie quotidienne. Cette discrimination se manifeste par un désavantage sur le marché du travail et du logement en raison d’un «mauvais» nom, d’une «mauvaise» religion ou d’une «mauvaise» couleur de peau, par des remarques irréfléchies ou par du profilage racial. Tant que le racisme structurel ne sera pas largement reconnu comme un phénomène existant en Suisse, rien ne changera.
A cet égard, cela inclut également la reconsidération de certains termes quotidiens traditionnels favorisant un langage discriminatoire et qu’un débat à leur sujet doit être possible. La prévention, les rencontres et la sensibilisation dans les écoles restent indispensables, mais aussi, comme le demande par exemple la CFR, un renforcement des dispositions du droit civil contre la discrimination raciale et un accès équitable à la justice pour tous. Car comme l’a dit l’historienne Pamela Ohene-Nyako: «qu’il soit conscient, inconscient, voulu ou non, le racisme reste, peu importe sa forme et son expression, du racisme.»
3. Un entretien avec Cédric Wermuth sur les fantasmes de conspiration antisémites et leurs dynamiques dans un monde en état de crise
Monsieur Wermuth, en juin 2020, vous avez soumis au Conseil national une interpellation demandant au Conseil fédéral comment il avait l’intention de contrer la propagation des théories de conspiration antisémites. Pourquoi ce thème vous préoccupe-t-il?
C’est la confrontation avec des groupes néonazis dans mon école, il y a plus de 20 ans, qui m’a vraiment politisé pour la première fois. Depuis lors, je n’ai cessé de me confronter à cette scène. Elle a fortement évolué. Le néonazi typique, en bottes Springer et tête rasée, n’existe encore qu’en marge, mais une grande partie de la pensée d’extrême droite s’est immiscée de façon effrayante dans la société. À l’université, j’ai pu faire un travail plus approfondi sur les théories de conspiration antisémites, en particulier sur les «Sages de Sion». C’était en 2005 ou 2006, les médias sociaux, tels que YouTube, commençaient tout juste à devenir intéressants. Je me souviens des frissons que j’ai eu à l’époque lorsque j’ai réalisé la persistance des mythes de conspiration antisémite, de nos jours encore et dans tous les milieux sociaux, par
ailleurs. La thématique ne m’a jamais lâché. L’histoire montre que la croyance en une conspiration mondiale malveillante a pratiquement toujours existé en marge de la société. Et qu’en temps de crise, elle peut se propager brusquement comme un incendie, peu importe à quel point les groupes étaient marginaux auparavant. C’est malheureusement ainsi: même s’il existe des préjugés antisémites partout dans la société, également chez les gauchistes, ce sont à chaque fois les groupes d’extrême droite qui adhèrent particulièrement à l’idéologie. J’ai vraiment peur depuis que nous avons eu un débat au Parlement peu avant les dernières élections, sur le pacte de migration de l’ONU, et que soudain des représentants de partis bourgeois tout à fait raisonnables ont défendu des théories issues du domaine de la «Umvolkungstheorie». On retrouve aujourd’hui, des versions «modernisées» en somme, d’une conspiration judéo-bolchevique mondiale pratiquement tous les deux jours dans des articles d’opinion de quotidiens suisses tout à fait normaux. Par exemple, lorsque les gens se plaignent de la domination de la «manie du genre» et des «marxistes culturels». Cela montre à quel point le problème est profondément ancré dans la société.
Que peut faire la politique pour empêcher tant que possible la propagation des théories de conspiration? Où a déjà lieu la prévention aujourd’hui, où et comment pourrait-elle être améliorée?
Il est important de prendre tout cela au sérieux. Les personnes, croyant en ce que nous appelons les théories de conspiration, ne sont pas folles. Naturellement, il y a des raisons personnelles, mais cela ne suffit pas à expliquer le vaste mouvement que nous observons aujourd’hui. Le problème se trouve au cœur de la société. Le recours aux mythes de conspiration est souvent l’expression d’un besoin tout à fait légitime, à savoir celui de pouvoir influencer son propre destin et de ne pas le voir dicté par des forces anonymes comme «les marchés financiers». Dans ce sens, les mythes de la conspiration nous indiquent toujours une faille dans la politique: à savoir, lorsque le système politique est incapable de faire face à des critiques légitimes. Cela signifie qu’en principe, la politique démocratique doit faire ce que l’on attend d’elle: améliorer la vie des citoyens et citoyennes. Ensuite, il y a le deuxième niveau, l’individuel. Ici, la Suisse est, pardon, un pays en développement. Il y existe bien trop peu de lieux vers lesquels je peux me tourner, si des proches glissent dans la confusion de tels mythes. Nous devons travailler sur ce point.
Dans quelle mesure les politiciens suisses prennent-ils cette question au sérieux?
J’aimerais répondre autrement, mais hélas, pas du tout sérieusement. Bien que les propos et les attaques antisémites en particulier augmentent pratiquement dans le monde entier, rien ne se passe dans ce pays. Au contraire, la droite politique, tous partis confondus, tente de faire de l’antisémitisme un terme de combat afin de l’agiter contre la minorité musulmane.
Qu’est-ce qui, à vos yeux, rend les mythes de conspiration si dangereux?
Les mythes de conspiration proviennent rarement de nulle part, proposant souvent des réponses absurdes à des problèmes réels. Il est sans aucun doute vrai, par exemple, que les marchés financiers sont devenus trop dominants, mais il est bien sûr totalement absurde de croire que derrière tout ça se cache le plan du judaïsme mondial afin d’assujettir l’humanité. Il est absolument vrai que les fondations privées ont une trop grande influence sur la politique de l’OMS et il est également vrai que l’industrie pharmaceutique à échouer en ce qui concerne la préparation à la pandémie. Cependant, il n’y a pas de plan visant à contrôler l’humanité au moyen de puces informatiques, mais simplement la logique du capitalisme axé sur le profit et des politiques d’austérité après la crise financière. Mais si la démocratie ne résiste pas à ces aberrations auto-infligées, alors les mythes de conspiration continueront à se développer. Et je vois malheureusement beaucoup de potentiel négatif dans un monde justement en crise.
Informations personnelles:
Cédric Wermuth est membre du Conseil national et co-président du PS Suisse avec Mattea Meyer depuis octobre 2020. Il a étudié les sciences politiques, l’histoire économique et sociale ainsi que la philosophie à Zurich et vit maintenant avec sa famille à Zofingen.
Interpellation de Cédric Wermuth
En juin 2020, Cédric Wermuth a soumis une interpellation au Conseil national concernant l’antisémitisme en rapport avec les théories de conspiration d’extrême droite. Il a notamment demandé quelles possibilités le Conseil fédéral envisageait afin de contrer la propagation de telles théories de conspiration sur Internet et quelle était, selon lui, la responsabilité des plateformes sociales telles que Facebook, YouTube ou Twitter en particulier. Dans sa réponse à Wermuth, le Conseil fédéral a fait référence à un rapport en suspens qu’il avait commandé à l’Office fédérale de la communication. Le rapport a pour but de clarifier le rôle des plateformes de médias sociaux dans le domaine de la formation de l’opinion et de la volonté publiques, y compris sur le thème du discours de haine, et de préciser si des mesures sont nécessaires et, le cas échéant, de proposer des solutions. Le rapport est attendu au printemps 2021. Dans sa réponse, le Conseil fédéral mentionne explicitement la GRA en tant qu’organisation de la société civile ayant déjà développé son propre outil de signalement du racisme sur Internet.
4. Théories de conspiration en période de crise sociale
Quand l’ésotérisme et la droite populiste se rencontrent – Lisa Schwaiger
Depuis quelques années, je recherche sur le thème des «médias alternatifs», c’est-à-dire les médias d’information dirigés contre le public politique et médiatique, qu’on appelle le «mainstream». En tant que groupes opposés au public, ils ont attiré l’attention du public ces dernières années, en particulier avec des termes tels que «Fake news», «désinformation» ou «conspiration», et sont considérés comme une menace sérieuse pour l’ordre social ou la démocratie. La diffusion délibérée de fausses nouvelles («Fake news») évoque au final une polarisation croissante de la société, la formation démocratique de la volonté est mise en danger et la confiance dans les institutions (telles que la politique ou les médias) se fragilise.
Toutefois, dans ce contexte les théories de conspiration doivent être considérées de manière distincte. Ce genre de théories réunissent en leur sein l’hypothèse selon laquelle les événements sociaux sont entremêlés et secrètement contrôlés par des groupes, généralement élitaires, rien n’arrivant par coïncidence. Les théories du complot existent depuis toujours, au Moyen-Âge, par exemple, les sorcières étaient persécutées parce qu’elles «provoquaient» des catastrophes naturelles. Ces dernières années, par exemple, après les attaques terroristes du 11 septembre 2001, de nombreuses théories de conspiration se sont accumulées prétendant que l’attaque avait été planifiée, ou encore au cours des mouvements des réfugiés en 2015, lorsque, entre autres, des théories antisémites ont été répandues selon lesquelles les Juifs contrôleraient délibérément les mouvements migratoires.
Depuis l’apparition de la pandémie de COVID-19, nous sommes particulièrement confrontés au thème de la conspiration. Bill Gates, George Soros et d’autres élitistes (souvent juifs) planifieraient un nouvel ordre mondial, le virus aurait été cultivé dans un laboratoire dans le but d’une vaccination forcée et d’une surveillance de la société par le biais de micropuces injectées, pour ne citer que quelques exemples.
À la différence de la diffusion délibérée de fausses informations, pour les théories de conspiration, il n’existe souvent pas de preuve empirique permettant de déterminer la véracité de la théorie. Dans ce contexte, il existe également des théories qui se sont avérées vraies rétrospectivement, comme l’affaire du Watergate dans les années 1970. Toutefois, il s’agit d’une des rares exceptions.
Les personnes propageant les théories de conspiration sont souvent convaincues que leurs théories sont véridiques et considèrent que leur mission est de convaincre le plus grand nombre de personnes. Des dangers pour l’ordre démocratique surgissent cependant, en particulier lorsqu’il existe des preuves contraires, les théories sont empiriquement fausses et un discours rationnel à leur sujet n’est plus possible, lorsque les théories de conspiration favorisent une polarisation de la société, comme la diffamation des groupes, les personnes juives, par exemple.
Mise en réseau internationale
Ces dernières années, nous avons constaté une nette «recrudescence» des récits de la théorie de conspiration. Ceci pour plusieurs raisons: d’une part, la mise en place de plateformes de médias sociaux a permis aux amateurs de diffuser du contenu, ainsi que des opinions antipopulaires, sans aucun contrôle. Facilitant ainsi le partage de publications conspirationnelles, par exemple sous forme de formats vidéo. La sélection algorithmique par les plateformes et les «propositions» de publications correspondant ainsi aux intérêts propres à chacun, peuvent ainsi provoquer une sorte d’attraction de ces publications scandaleuses. D’autre part, les crises sociales favorisent la recrudescence de modèles d’interprétation alternatifs, comme au cours de la pandémie COVID-19. Les phases de crise se caractérisent par des sentiments d’insécurité et des craintes de perte de contrôle, les déclarations officielles des gouvernements n’étant parfois plus considérées comme satisfaisantes (van Prooijen & Douglas, 2017). Les citoyens et les citoyennes cherchent des réponses à des questions complexes. La réceptivité aux récits alternatifs, par exemple sous la forme de théories de conspiration, augmente : les «coupables» de la crise sont recherchés. C’est précisément cette recherche de «boucs émissaires» qui est particulièrement problématique pour les sociétés modernes. C’est une sémantique du «bien» contre le «mal» qui est établie, discréditant ainsi certains groupes sociaux.
Difficile de juger à quel point les théories de conspiration sont puissantes en Suisse. Il s’agit plutôt de groupes individuels au sein de la société ayant une affinité avec ces mythes de conspiration qui se mettent en réseau les uns avec les autres, par exemple à l’aide de technologies numériques. Il est probable qu’il s’agit d’une infime partie de la société qui, «criant plus fort», par exemple au moyen d’actions de protestation et de manifestations, rencontre donc un écho médiatique. Néanmoins, il ne faut pas sous-estimer la mise en réseau internationale de ces groupes, que ce soit via des sites Internet ou des plateformes de médias sociaux. On peut compter sur les doigts de la main les sites Internet suisses au caractère complotiste, comme le site Uncut-News avec plus de 800000 visites par mois, mais en comparaison par pays, les sites pertinents d’Allemagne, par exemple, sont bien plus nombreux et fréquemment utilisés par les Suisses. Ainsi la plateforme allemande KenFM, gérée par Ken Jebsen, qui a déjà fait sensation avec des publications antisémites1. Les médias de la théorie de conspiration sont souvent produits par des amateurs, se manifestant également par un design artisanal et souvent sinistre: ainsi, le site suisse Alles Schall und Rauch joue avec la symbolique d’un monde qui part en fumée. L’accent est mis sur les mythes de conspiration ainsi que sur des sujets spirituels et ésotériques, tels que la médecine alternative.
Alliances de gauche à droite
Bien qu’il soit scientifiquement prouvé que les attitudes populistes de droite, entre autres, peuvent avoir un impact sur l’affinité envers les théories de conspiration (Castanho Silva, Vegetti & Littvay, 2017), la pandémie de coronavirus révèle parfois une image plus contrastée. La manifestation de coronavirus à Berlin qui a eu lieu en automne 2020 est très médiatisée car des manifestants aux drapeaux du Reich allemand faisant part de leur malaise défilaient à quelques mètres seulement de manifestants aux drapeaux arc-en-ciel à la main. Bien que ce portrait soit paradoxal, il est en même temps clair que le point commun, la critique des mesures de coronavirus, crée de nouvelles communautés, n’ayant à première vue rien en commun. Les convictions politiques semblent jouer un rôle moins dominant ici, il s’agit plutôt de se dresser contre «l’ennemi» commun. Ainsi, les motifs respectifs de participation à de tels événements peuvent être très différents les uns des autres: tous les manifestants ne croient pas aux théories de conspiration. De plus, la croyance en ces mythes peut être caractérisée de manière très différente, après tout, ils existent aujourd’hui en grand nombre.
En plus du danger d’une polarisation sociale croissante, la propagation croissante des théories de conspiration au cours de cette pandémie représente un autre risque pour tous les citoyens et toutes les citoyennes, devant être pris au sérieux. Des études ont déjà démontré que la croyance dans les théories de conspiration pouvait avoir une influence sur le comportement subjectif: ainsi, les personnes croyant aux théories de conspiration liées au changement climatique prêteraient moins attention à leur empreinte écologique (Jolley & Douglas, 2014; van der Linden, 2015). De récents résultats montrent de plus que la croyance en une conspiration coronavirus pourrait être associée au non-respect des mesures (Pummerer et al., 2020), ce qui mettrait finalement en danger la santé publique générale.
Beaucoup d’entre nous ont reçu ces derniers mois, des publications sur la théorie de conspiration, par exemple via des services de messagerie, de la part de personnes de notre cercle de connaissances. En tant que chercheuse sur le thème des «conspirations», c’est d’autant plus consternant d’y être confrontée, surtout en privé. En principe, toute personne est susceptible de croire à des conspirations, celle qui doitt lutter fortement contre les sentiments d’insécurité et de craintes pendant la crise. Savoir comment réagir au mieux dans ce cas est difficile, d’autant plus que toute tentative de dénoncer une théorie de conspiration peut être interprétée par les adeptes comme une preuve supplémentaire de la vérité de la théorie. Néanmoins, je considère essentiel d’engager le discours le plus respectueux possible afin de récupérer ceux qui sont encore réceptifs aux arguments rationnels. Ainsi, il est essentiel de prendre les craintes de ces personnes au sérieux, ne pas les ridiculiser, poser des questions et ne pas abandonner trop vite. C’est un travail pour nous tous et qui, il faut se le dire, ne réussira pas toujours. Mais c’est surtout avec les gens qui nous sont proches que nous devons faire les efforts nécessaires.
Literaturverzeichnis
[1]Castanho Silva, B., Vegetti, F. & Littvay, L. (2017). The Elite Is Up to Something: Exploring the Relation Between Populism and Belief in Conspiracy Theories. Swiss Political Science Review, 23(4), 423–443. doi:10.1111/spsr.12270
[2]Jolley, D. & Douglas, K. M. (2014). The Social Consequences of Conspiracism: Exposure to Conspiracy Theories Decreases Intentions to Engage in Politics and to Reduce One’s Carbon Footprint. The British Psychological Society, 105(1), 35–56. doi:10.1111/bjop.12018
[3]Oliver, J. E. & Wood, T. J. (2014). Conspiracy Theories and the Paranoid Style(s) of Mass Opinion. American Journal of Political Science, 58(4), 952–966. doi:10.1111/ajps.12084
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[6]van Prooijen, J. W. & Douglas, K. M. (2017). Conspiracy Theories as Part of History: The Role of Societal Crisis Situations. Memory Studies, 10(3), 323–333. doi:10.1177/1750698017701615
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